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Claire Lejeune

Écrivaine considérable, reconnue par de nombreux prix littéraires, et par son élection à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1997, Claire Lejeune (1926-2008) s’est pourtant toujours définie comme une «illettrée». Elle a dû interrompre ses études à l’âge de seize ans, parce que son père l’a obligée à s’occuper de ses sœurs, sa mère étant très gravement malade. Mariée, mère de trois enfants, rien ne semblait la destiner à devenir ce qu’elle fut, sinon son amour des livres et le fait qu’elle écrivait des poèmes depuis l’adolescence.

Elle a trente-trois ans lorsqu’elle vit une expérience mystique foudroyante, le 9 janvier 1960, racontée à plusieurs reprises dans différents livres. Il est malaisé d’interpréter le phénomène qu’elle décrit et qui s’apparente à une dépersonnalisation radicale. Dès ce moment, elle va commencer à publier ses textes : Fernand Verhesen, éditeur et animateur du Centre international d’études poétiques, va l’encourager et lui permettre d’éditer ses premiers poèmes, comme La Gangue et le feu, en 1962.

L’année précédente, à la suite d’une petite annonce, elle avait été recrutée par le docteur Moïse Engelson, psychiatre suisse, désireux de relancer une société de symbolisme transdisciplinaire (philosophie, physique, religion, etc.). Secrétaire de cette nouvelle Société de symbolisme, Claire va, dès 1962, devenir l’organisatrice passionnée et exigeante de nombreux colloques et séminaires à l’étranger (Genève, Grenoble, Montréal), mais surtout à Mons. Avec des personnalités aussi prestigieuses que Jacques Derrida, René Thom, Edgar Morin et tout ce que l’intelligentsia des années 70-80 comptait comme vedettes. Elle sera la fondatrice et la directrice, pendant plus de quarante ans, de deux revues de dimension internationale (Les Cahiers internationaux de Symbolisme et Réseaux) qu’elle hissa au plus haut.

Durant cette très longue période, féconde à plus d’un titre, ses choix esthétiques se diversifient. Elle donne, dans le premier temps de sa production, des recueils (La Geste (1966), Le Pourpre (1966), etc.) où les thèmes de l’amour, de la mystique, de la fusion et de l’initiation sont récurrents. Ses poèmes sont de feu et de braise, bouleversant ses contemporains, tels Char, Blanchot ou Lacan (avec lesquels elle entretiendra une correspondance). Ils n’appartiennent à aucune école, Claire restant à l’écart des modes, des tendances, et demeurant une personnalité singulière et sauvagement solitaire dans son travail d’écriture.

Dès ses débuts, elle se définit par une révolte métaphysique profonde, mais c’est en 1975, dans un colloque intitulé «La femme et l’écriture», au Québec, qu’elle va trouver l’audace de dire plus explicitement et plus publiquement sa pensée. À partir de 1975, la muse se démusèle et écrit des essais poétiques, fruits d’une poésie pensante, selon ses propres termes. La poétesse est philosophe et poursuit une recherche de soi en même temps qu’un itinéraire spirituel qui n’exclut ni les préoccupations éthiques, ni le souci du politique. Ses divers essais (L’Atelier (1979), L’Issue (1980), Âge poétique, âge politique (1987), etc.) associeront ce que Platon avait séparé : la poésie et la philosophie. Les propositions cardinales de sa pensée sont là, brassées et rebrassées : introduction du tiers que la raison duelle exclut, importance de la pensée analogique et «refus de l’esprit de chapelle au nom de l’esprit d’atelier» (Liliane Wouters). Loin de tout dogmatisme intellectuel, et très influencée par les thèses d’Ilya Prigogine qui prône une nouvelle ALLIANCE entre culture scientifique et culture philosophique, Claire Lejeune invente un espace où tenter de réconcilier poésie et science, ce qui l’amènera à poursuivre une étonnante correspondance intellectuelle (de 1969 à 1983) avec le mathématicien René Thom.

Considérée comme une intellectuelle de toute première force en Belgique francophone, Claire Lejeune influença fortement aussi tout un courant du féminisme, en Belgique, comme au Québec. Ses positions à la fois engagées et souples constituent, pour la pensée des femmes, un moment crucial, mélange de radicalité heureuse et d’humanisme bienveillant : elle appartient, avec Marie Denis et Françoise Collin à cette génération de pionnières porteuses d’un regard critique sur notre occident judéo-chrétien patriarcal : les thèmes développés dans L’Œil de la lettre (1984) Le Livre de la sœur (1992), Le Livre de la mère (1998) sont, plus ouvertement encore que dans les œuvres antérieures, la désobéissance, l’insoumission, la lutte pour que «soit brisé l’infini servage de la femme» (Rimbaud), la passion de comprendre, la mise à mal des mythes qui nous conditionnent (qu’ils soient chrétiens, païens ou autres).

Cette pensée souvent qualifiée d’hermétique va trouver à s’exprimer plus tardivement et plus «simplement», dans le langage de la communication dite immédiate, dans une «écriture pour la scène» proche de ce «théâtre d’écoute» que pratiquent une Duras ou une Sarraute, dans la prédilection pour un théâtre de la parole, non spectaculaire. Ariane et Don Juan (1997), Le Chant du dragon (2000) et Les Mutants (2004) thématisent des points aussi essentiels que la création de soi, la déconstruction des idéologies, du pouvoir, du patriarcat, l’amour et la relation entre les sexes, comme en témoignera encore le dernier livre de Claire, La Lettre d’amour.

Toute son œuvre est engagement à la recherche de l’essentiel, de l’Absolu et terrain de révolte. Chacun de ses écrits est espace d’utopie, lieu de rejet de tous les asservissements, machine à broyer le sacré et les mythes qui aliènent. À ce nouveau régime du dire, Claire ajoutera un nouveau régime de l’image, produisant, à partir de ses clichés, une réécriture plastique inédite, laissant la lumière jouer sur des négatifs qu’elle laissait se «dissoudre» jusqu’à l’abstraction. Là aussi, son exigence l’a menée à un dépassement des formes «canoniques», au risque de se perdre…

© Danielle Bajomée